Une opinion d’Olivier De Schutter, professeur à l’UCLouvain, membre du Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’Onu.

La situation actuelle appelle à un changement de nos modes de vie. Depuis cette décision prise de tourner le dos aux voyages en avion, d’être un peu moins complice, un peu plus cohérent, je vire sobre et heureux.

Article issu de La Libre.be

Je ne prends plus l’avion depuis cet été, l’été de mes cinquante ans. Une journaliste de La Libre Belgique l’apprend, elle s’en étonne, on me demande d’en faire une tribune : la voici.

Position inconfortable. Le choix de ne plus prendre l’avion, je l’aurais souhaité discret. Dans son très beau texte La Lenteur, Kundera met en scène la figure d’un « danseur » qui fait le don généreux de son salaire à la lutte contre la faim et met au défi les autres de l’imiter : il gagne ainsi la bataille de l’image. Mais je n’ai aucun don pour la danse. Je ne mets personne au défi. Il est vrai que ne plus prendre l’avion, surtout quand on est sur les circuits académiques et qu’on exerce un mandat aux Nations unies, c’est difficile : cela oblige à des choix, et cela expose à l’incompréhension. Il n’y a pourtant rien d’héroïque dans ce changement, il n’y a rien de sacrificiel dans cette attitude, et il n’y a aucun reproche, même implicite, à celles et ceux qui pensent que pour eux, ce passage est prématuré.

Ni danse, ni jeu

Non, rien de tout cela. Je ne danse, ni ne joue. Je ne prends plus l’avion, en fait, par souci de confort, et par souci de cohérence.

Je m’explique. J’ai consacré les quinze dernières années de ma vie à la transition écologique et sociale. J’en suis venu à plusieurs constats.

Quelques constats

Un : sortir de l’impasse ne sera pas possible uniquement par un saut technologique. Les progrès que permettent les technologies « vertes » ou « propres » sont limités. Les spécialistes de la transition énergétique le savent bien : plus l’on optimise l’utilisation d’une ressource, plus sa consommation risque d’augmenter, venant parfois annuler les gains environnementaux que le progrès technologique permet. Là où le gain d’efficacité se traduit en économies budgétaires, les économies ainsi réalisées sont souvent investies dans d’autres postes parfois eux aussi gourmands en énergie. De plus, un phénomène de déculpabilisation pousse l’individu, et la société en général, à une utilisation accrue de la ressource. Cela s’appelle l’ »effet rebond ». Les technologies permettant d’aller vers une société bas carbone sont indispensables, mais sans changement de modes de vie, elles ne seront que d’un faible secours. Le progrès technique promu dans le cadre d’une « croissance verte » ne fournit pas une réponse à la hauteur des enjeux.

Deux : plaider pour des mesures fortes pour l’atténuation des changements climatiques sans changer son mode de vie est la source d’un mal-être spécifique. Les psychologues appellent « dissonance cognitive » cette souffrance qui découle de l’écart entre ce que l’on sait et ce que l’on croit d’une part, et ses comportements d’autre part. Nous sommes terrorisés par cette perspective d’une planète à +4 °C, mais restons cloués au sol. Nous redoutons d’être complices de la sixième extinction massive, mais ne changeons pas nos manières de consommer ou de produire. Et donc, nous souffrons.

Une minorité efficace

Trois : changer sa manière de vivre, c’est contribuer à changer la société. Le comportement individuel ne fait certes aucune différence, si on le considère isolément. Mais, de proche en proche, à mesure que certaines manières de vivre se diffusent, la norme sociale change. Déjà, l’utilisation de la voiture individuelle sur des courtes distances que l’on pourrait effectuer à pied ou à vélo, ou là où des transports en commun fonctionnent, suscite dans certains milieux la gêne. Le tri des déchets est entré dans les habitudes. Pour qu’une norme sociale change – nous enseignent les sociologues -, il n’est pas nécessaire que 50 % de la population modifie ses comportements : il suffit d’une minorité décidée, représentant environ un quart des membres de la communauté, qui indique la voie à suivre. Nous y sommes presque.

Un peu moins complice

Je suis comme vous, lecteur ou lectrice : prêt à manifester pour le climat, prêt à signer des pétitions, prêt même à écrire des tribunes, mais éprouvant le plus grand mal à sortir de mes routines – à changer de mode de vie, afin de contribuer à la transformation requise si nous voulons stopper l’évolution qui rendra cette terre non viable pour nos petits-enfants. J’ai choisi de circuler à vélo en ville, en train d’une ville à l’autre. J’ai décidé de ne plus prendre l’avion. De souffrir un peu moins. D’être un peu moins complice. De contribuer, à ma modeste place, au changement de modes de vie que la situation appelle.

Scandaleux paradoxe

Le système que nous habitons ne facilite pas ce changement. Je risque ma vie tous les matins à enfourcher mon vélo. Me rendre à Genève ou à Rome me coûte trois à quatre fois plus cher en train qu’en avion. Cette incapacité des politiques à changer les cadres de vie pour que les comportements raisonnables soient aussi les plus faciles à adopter me sidère. Je sais bien que ma cohérence est un luxe. Je déplore que les personnes aux revenus plus modestes soient forcées de prendre l’avion car le train est trop cher : ce paradoxe est un scandale. Et je formule le vœu que ce confort que procure la cohérence soit bientôt accessible à tous et à toutes.